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la faute au souvenir

la faute au souvenir

Trincomalee, Sri Lanka, août 2011

Pas une rumeur, pas un moteur pour rayer le silence de la rue. Chat pelotonné dans les coussins. Le souffle grave et tremblant de la ventilation anime à peine l’appartement. Des images du passé profitent de cette heure blanche pour remplir le vide par grappes efflorescentes. Une cour de lycée. Une frange blonde sous l’abribus. Elles flottent dans ma mémoire avec une densité presque palpable et se tiennent cependant à distance, totalement détachées du cadre de ma vie d’aujourd’hui. Je regarde ces images en spectateur attentif. Ni tout à fait triste ni vraiment amusé. Des souvenirs s’agrègent, des prénoms que je répète à l’envi pour raviver la netteté des visages. J’ai du mal à tout raccommoder, le fil s’est distendu, embrouillé, rompu parfois, dédoublé souvent. Des souvenirs sans parenté à l’intérieur de mon petit monde, des points mouvants impossibles à relier. D’évidence, la vie ne se trace pas du seul trait qu’on pensait lui imprimer. Notre histoire est multiple, elle emprunte plusieurs voies successives et parfois simultanées, dans des sens qu’une lecture simpliste dirait contraires. La mémoire qui la recueille fait ce qu’elle peut. Mais une vie ne tient pas là dedans.

Obsédé par ce fil introuvable, je poursuis à l’excès l’exercice de la reminiscence. Mais à trop forcer cette mémoire lacunaire, l’imagination vient à son secours. Dans l’écheveau des souvenirs se glissent alors des épisodes apocryphes. Il s’est passé tant de choses dans cette cour de lycée qu’on en a peut-être un peu trop glissé sous l’abribus. La lumière de l’instant, orangé pâle de la liseuse du séjour, frange aussi les vieilles images de couleurs artificielles. Ces papillons qui volètent derrière la vitre du passé, je ne saurai pas les nommer. Et finalement, tout ce qu’on a tenté de comprendre à partir de quelques traces s’effondre et se perd dans les sables du doute. Constat cruel au cœur de la nuit : ce qui est vécu, éprouvé, ressenti à quelque moment de notre existence ne nous appartient plus. Le passé est un mystère plus intriguant que le futur.

(Le chat n’a pas bronché. Le silence de la rue a le dernier mot.)