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un matin sur la Terre

un matin sur la Terre

C’était un matin sur la Terre, après une nuit très froide et presque sans sommeil dans la voiture. Nous avions atteint cette lagune salée à 4200 mètres d’altitude la veille au soir, au bout d’une longue route sans bitume depuis la bourgade poussiéreuse d’Abra Pampa, près de la frontière bolivienne. A cette époque, je ne prêtais pas encore tellement attention aux avis des voyageurs passés avant nous, faisant confiance à ma belle étoile pour trouver là-haut de quoi nous loger, chez un berger ou avec le gardien du parc.

Vers 18 heures, c’est bien l’infini majestueux des Andes qui nous accueillit, et lui seul. Pas d’autre âme que celle des flamants nains, innombrables barboteurs dans le couchant. A peine le soleil avait-il disparu derrière les cimes violacées qu’une bise glacée mordait déjà la chair. Ma parka s’étant mystérieusement volatilisée au cours d’un précédent trajet en bus vers Cachi, je devais me résoudre à affronter les zéros degrés en superposant tous les tee-shirts du voyage sur ma pauvre carcasse.

Cette nuit dans la voiture ne fut que stupeur et grelottements. Toutes les quatre ou cinq minutes, je changeais la position des jambes et des bras, cherchant un maigre et très provisoire confort dans les quelques degrés que le mouvement avait générés. Je m’étais même demandé si cet édredon d’étoiles grosses comme des diamants n’allait pas me servir de linceul – un drap de luxe pour l’éternité du voyageur imprudent.

Les lueurs de l’aube me sauvèrent. J’étais épuisé, le corps comme un vieillard perclus, mais vivant. L’immensité minérale continuait de m’accepter avec la même indifférence, comme je lui vouais ce même émerveillement, les cernes en plus. Ce berceau de montagnes brillait aussi d’une lumière neuve, où pour réjouir le chérubin en rémission le violet du deuil de la veille avait cédé sa place au jaune d’or. Les flamants n’avaient semble-t-il pas arrêté de fouiller la vase avec leur bec en sabot retourné. Pour quel trésor caché?

De nouveaux personnages venaient aussi d’apparaître dans le décor. Une petite troupe de vigognes passa tout près de nous, saluant notre persévérance nocturne de leur gracile démarche. Elles entamèrent un ballet trotte-menu sur une steppe qu’on eût dit soudain fragile comme de la glace. Animaux de légende pour transformer notre bref passage là-haut en récit quasi mythologique, ou comment d’un héroïsme frileux naissent les plus belles rencontres. Les vigognes, pas plus que le froid, ne figuraient dans mon plan de voyage.

Photo : Vigognes, Laguna de Los Pozuelos, Argentine, août 2006.