à part soi

Menu

à part soi

Menu
la coureuse

la coureuse

coureuse

New York, août 2009

Elle le dévisage. C’est une passionnée, elle se proclame ainsi en versant un peu de vin sur la nappe en papier gaufré. Ce qu’elle va lui dire n’est pas si important que ça. On ne réfute pas les explications d’une passionnée. Ses conclusions ne découlent pas d’un raisonnement, elles sont posées d’abord. L’échafaudage de l’argumentation n’est installé qu’après coup, pour justifier l’emportement. Toute notre vie, nous la passons à justifier nos hormones, à prêter une conscience à notre chimie organique. Les mots pavent un chemin déjà tracé par les élans : ils hèlent l’esclavage que notre corps fait subir à notre âme. Le regard de la passionnée se perche ailleurs, au-delà des yeux qu’il lui tend comme un miroir. Passent des zébrures sous les paupières, quand les mots chuchotent l’indistinct. Son âme est assujettie à la nostalgie : les coups de foudre, recherchés par la passionnée dans sa quête de sensations prétendues nouvelles, puisent leur lumière dans le vert paradis de son enfance, où tout n’était que luxuriance des émotions et liberté des idées. « Tu es beau », pour dire « Tu es le symbole d’une réalité que mon passé a connue » plus que « Tu as tout pour combler mon être en devenir ». Parce qu’après quarante ans, on ne devient plus. L’extase soudaine et brutale qu’ils partageront juste après sera le retour d’un souvenir, une jouissance qui ressuscite le temps ancien. Passion contre le temps qui défigure, goutte de vin sur le papier gaufré.

(janvier 2005)