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carnet de voyage

carnet de voyage

On a retrouvé par hasard le petit carnet où elle consignait autrefois les remarques, sur la vie, sur le vif, qui lui passaient par la tête. Des choses écrites à l’emporte-pièce, dans l’urgence de la situation, l’éclair de l’idée, trop vite, que le temps a étirées comme de la guimauve jusqu’à les rendre indéchiffilifrilifrrrables. Elle tient le carnet comme un missel, couverture en carton sans signet, et les pages ont beau tourner, après toutes ces années, les mots ne sont plus les mêmes. Juste des signes dans un soir, vagues dans un matin oublié. Les mots s’enroulent là dans une écriture cisaillée, oscillent en secret, vacillent et tombent à plat. Et ici, soudain, surgissent quelques caractères enfin lisibles, des bribes pour l’éternité des cailloux. Ces mots déçoivent, d’abord, quand ils sont de simples énumérations sans contexte: buissons épars, cimetières de poulies et d’engrenages, vieux murs, tas de gravats. Pourquoi a-t-elle planté ces décors, de quel voyage, il n’y a pas de date. Je ne supporte pas la cuisine qui se cache derrière le produit, avec les initiales MV. Et l’auteur s’interroge sur cette phrase suspendue au-dessus du vide. Où, quand? Lutter contre le conformisme de son milieu, c’est peut-être le prix à payer pour rester libre. Et tout de suite après : confirmation number WKWB7535549 . Jeu de piste mal fléché sur les sentiers du sens. En rouge, platitude trop ingrate pour se désoler. Les mots sont-ils la vie ou lui font-ils obstacle, presque un devoir de philo. Elle a mis aussi une phrase de Stendhal : l’amour est comme la fièvre, il naît et s’éteint sans que la volonté y ait la moindre part. [llisible] plate plate plate. Et dessous, après des salmigondis à l’encre, une supplique à la mine: brider soi-même ses émotions avant que d’autres ne nous les volent. Ensuite le carnet se vide, il y a une page arrachée, et elle retrouve à la fin une adresse e-mail et un numéro qui semble celui d’un téléphone. Il se termine par 26, ou 24 suivi d’un très beau solstice d’été en lettres rondes, presque astrales. Mais pour qui a brillé ce soleil? Elle s’est flattée d’avoir été amoureuse, semble-t-il, oui, dans le désordre insurmontable de son passé. On l’a encore entendue émettre un commentaire vaguement inapproprié, j’ai un faible pour le cheddar, et c’est vrai, c’était l’heure du dîner. Le carnet lui tomba des mains, on le remit dans son linceul en plastique. Ce voyage sur les chemins perdus l’avait fatiguée mais son appétit pour le fromage anglais était intact. Demain, si elle en avait la force, à la faveur de cet automne plein de lumière, un petit-cousin l’emmènerait faire un tour en ville.

lactaire